La sirène de Noël, par Tippi Rod

Lac Jacaré
Lac Jacaré
La sirène de Noël
L'audio du conte de Tippi Rod ! Vous pourrez la retrouver sous ce pseudo sur les réseaux sociaux !
la sirene de noel.mp3
Fichier Audio MP3 5.4 MB

Il était une fois en des contrées lointaines, une jolie sirène qui avait du gros chagrin.

 

Elle habitait au cœur du lac Jacaré en Amérique du Sud, tout près d'un très joli village.

 

Ses longs cheveux bruns bouclés secoués par ses sanglots faisaient frissonner l'onde.

 

Dans une mangrove voisine, un très vieux crabe bleu ressentit cette peine totalement imperceptible par l'espèce humaine,  jusqu'au bout de ses pinces.

 

Bien que fatigué, il entreprit son voyage de côté pour aller rejoindre la belle enfant avant la fin de l'avent. Sa petite patte lui disait qu'il y avait mission pour lui avant la nuit du réveillon.

 

Dix jours entiers lui furent nécessaires pour atteindre le lac. Fort heureusement le vieux crabe épuisé ne cligna pas longtemps des yeux pour apercevoir la petite sirène chagrine.

 

— Ma belle enfant, une si belle journée d'été et je te trouve en pleurs ! Sais-tu que tes larmes font vacarme jusqu'à moi !

 

— Bonjour Crabe bleu, nous ne savons plus quoi faire, dit la reine des grenouilles

 

— Et nous non plus, reprend le crapaud chef de bande

 

— Bonjour Crabe bleu, c'est tellement gentil à vous de venir nous voir, pétillent les lucioles invisibles en plein jour

 

— Et toi Noëlle, tu ne me réponds pas ?

 

— Elle ne fait que pleurer, dit la grenouille

 

— Depuis des jours et des nuits, confirme le crapaud

 

— Et si on la laissait s'exprimer, gronde gentiment le crabe bleu

 

— Ah oui, c'est une belle idée, clament les lucioles en choeur

 

— Je t'écoute, petite, quel est ce gros chagrin qui te coupe la parole et fait perler tes jolis yeux d'ébène ?

 

— Je ne veux plus être « pas pareille »... sanglote la sirène

 

— Pas pareille que qui, que quoi ? En voilà une idée !

 

— Pas pareille que personne ! Pas pareille que les autres sirènes

 

— Bien sûr, puisque tu es la Sirène Noëlle ! C'est normal que tes écailles soient rouges. Elles sont d'ailleurs magnifiques, on dirait des rubis étincelants. Tu es la plus éclatante des sirènes

 

— Je ne suis pas pareille que le père Noël !

 

— Tu voudrais une grosse barbe blanche sur ton joli minois ! Et tout le lac d'éclater en un rire tonitruant.

 

— Je n'ai  pas non plus de traineau...Et d'ailleurs, je n'ai même pas de cadeaux ! Vous parlez d'une Sirène Noëlle ! Qui pourrait bien croire en moi ?

 

— NOUS !

 

— Vous dites cela pour me consoler, mais moi je sais que je ne sers à rien. Je suis le vilain petit canard des sirènes !

 

— Parlons en du vilain petit canard, dit le crapaud, il a bien grandi, tu sais, c'est un très bel adolescent. Eh bien ! Tu serais surprise ! Il ne s'est pas plu du tout dans sa vie de cygne comme tous les cygnes. Il est revenu, penaud, demander asile chez les canards, mes cousins lointains et palmés. Depuis, il barbote comme un coq en pâte et, crois-moi, il ne fait plus ni le beau ni le vilain, il cherche simplement à faire l'heureux temps dans la mare. Il cultive les différences comme des fleurs uniques et merveilleuses.

 

— Moi je ne suis qu'une pauvre sirène isolée

 

— ET NOUS ALORS ! On compte pour des œufs de lump ?

 

— Non  consentit-elle a sourire, vous êtes mes amis, mais vous ne pouvez rien pour moi.

 

— Tu n'as pas assez lu de contes de fées, petite ! Maugrée le crabe bleu

Tu as une armée de grenouilles, de crapauds, de lucioles, tu as tout ce qu'il te faut !

 

 

— Je n'ai pas de prince charmant !

 

— Teu teu teu ! Ne raconte pas d'histoire ! taquine le crapaud, le cavalier au cheval blanc n'est jamais loin d'ici !

 

— Oui, mais c'est parce qu'il vient voir son petit jacaré, pleurniche la sirène

 

— Quel cavalier au cheval blanc, quel petit jacaré ? interroge le crabe bleu

 

— Mais enfin, Crabe bleu, vous perdez la carapace ! Vous ne vous souvenez plus de cette vieille histoire. Elle est même la légende de notre lac !

 

— Ah ! Sois poli, Crapaud, à défaut d'être... Je ne veux pas me montrer grinçant.

Sache, vieux baveux, que j'ai une mémoire pachydermique et que je n'ai jamais eu vent de cette fable. Je devais être en fonction dans ma forêt d'Amazonie et avais bien d'autres sirènes à pincer ! Veux-tu bien me relater les faits ?

 

— C'est nous qui avons sauvé le beau cavalier ! S'exclament les lucioles

 

— Bon bon... il vous revient de raconter alors ! Grommelle le vieux crabe

 

L'assistance en émoi, chacun positionné sur son séant et sur le nénuphar de son choix, est tout ouïe et impatient d'entendre ou de réentendre cette légende locale dont aucun ne se lasse.

 

 Les mille treize lucioles parlent en clignotant, de trois mots en trois mots — les treizièmes assurant toutes les ponctuations pour donner le ton.

 

— C'était une belle fin d'après-midi, le cavalier blanc pêchait tranquillement lorsque soudain au coucher du soleil, un bébé jacaré surgit de l'eau prêt à en découdre avec celui qui se trouvait en haut de l'asticot ! Le bébé d'un mètre de long était déjà bien vigoureux et ne badinait pas de la mâchoire. On aurait dit qu'il avait plus de mille dents. La bagarre s'annonçait rude pour le pêcheur cavalier.  Il se débattit pendant plus d'une heure avec l'animal au milieu des nénuphars.

 

C'est alors que nous sommes apparues, habillées de nos plus belles lumières. Le cavalier blanc a raconté que l'instant fut magique et le petit jacaré totalement apaisé.

Le jeune homme réussit à le capturer sous les yeux médusés des crapauds et des grenouilles qui ne donnait pas cher de sa peau ! Il ficela la gueule de l'animal en vue de le confier à un ami qui s'occuperait un temps de ce gros bébé pas comme les autres...

 

Le crapaud reprend alors à l'attention du crabe et de la sirène:

 

— Vous nous direz, qu'est-ce qu’un jacaré ?  Le jacaré est un crocodile d'Amérique du Sud, que l'on trouve plus particulièrement en forêt amazonienne ou dans le nord du Brésil.

 

La grenouille qui était loin d'être muette, de coasser :

 

— Les gens qui vivaient près de ce lac n'ont jamais oublié l'histoire du cavalier ! De ce fait, ils l'ont baptisé « le lac jacaré ». Mais attention, la légende dit qu'à ce jour, rode dans les profondeurs du lac...la maman jacare...

 

À cet instant l'eau se mit à bouillir en d'énormes bulles tout autour d'eux et d'un seul coup, un gigantesque jacare rugit :

 

— Où est mon petit ? Quel est donc cet ami qui l'a recueilli ?

 

Interloqués, la sirène, les crapauds, les grenouilles et même les lucioles courageuses se terrent les uns contre les autres aux bords des rives.

 

À grands coups de queue, la mère malheureuse se montre menaçante et tout le monde craint la vengeance du sang glacial.

 Adieu, Noël, cadeaux, traineaux ! Les enfants ne seront pas gâtés cette année encore, par la sirène Noëlle, qui de toute façon n'avait rien de tout cela parce qu'elle n'était pas pareille !

 

Seul le vieux crabe, se montre téméraire, et d'un ton rocailleux tient tête à la dame aux grandes dents :

 

— Votre petit est en de bonnes pinces. Je suis l'ami à qui le cavalier blanc a confié votre tendre descendance. Mon épouse, un crabe violoniste en a pris grand soin, je peux vous l'assurer.

 

La surface du lac est redevenue calme. Faune et flore ont cessé de trembler.

Maman jacaré reste coite un moment puis à son tour, charmeuse, s'adresse à l'assemblée :

 

— Alors, amenez-le ici ! Il sera le traineau qui manque tant à Sirène Noëlle. Sur son dos embarqueront crapauds et grenouilles...

 

— Moi je veux six rênes comme le père Noël !

 

— Mais c'est toi la sirène ! Bécasse ! Vas-tu cesser de pleurnicher à la fin ? Tout le monde va croire que les nénuphars font sangloter comme des oignons ! Rouspète le crabe bleu.

 

— Et puis je veux de la neige, j'ai jamais vu la neige !

 

— Ah ça, mais quelle capricieuse ! Qui l'a éduquée celle-ci ? S'insurge la mère jacaré

 

— C'est nous tous, les habitants du lac. Un matin vingt-quatre décembre, nous l'avons découverte endormie dans les grandes feuilles, déposée par une perle de rosée. Éblouissante avec sa robe rubis et ses boucles foncées, elle a ouvert de grands yeux d'ébène veloutée. Nous n'avions jamais vu de sirène et ainsi tombée du ciel, elle nous semblait la plus belle. Oui, peut-être bien que nous l'avons un petit peu gâtée ! confesse gentiment la petite grenouille nounou.

 

— Et vous l'avez donc prénommée Noëlle ? Questionne le crabe bleu

 

— Oui, grâce à ses écailles rouges, nous avons imaginé qu'elle serait une bonne sirène Noëlle.

 

— Mais le père Noël passe, ici aussi ! Les enfants ont leurs cadeaux bien qu'ils fêtent leurs grandes vacances et que ce soit le plein été, réplique encore le vieux crabe.

 

Ils continuèrent à parler ainsi et à refaire le lac pendant des heures.

Pourtant quelques nuits plus tard, celle tant attendue du réveillon, un drôle d'attelage effleurait les maisons.

 

Comme un traineau de père Noël, le fils jacaré retrouvé, volait dans la nuit encore chaude de soleil. Tout le lac voyageait à son bord et la sirène Noëlle tenait les rênes de feuillage pour guider le crocodile par-delà les habitations. À peine le père Noël passé, les lutins grenouilles et crapauds envoyaient les lucioles distribuer les cadeaux transparents.

 

Une d'elles déposait une bonne idée, l'autre, une bonne intention, et voilà tour à tour, offert en un balai lumineux, un beau souvenir, une jolie pensée, une inspiration, une saveur délicieuse, un éclat de rire, un tendre sourire, une réconciliation, une géniale invention, un subtil parfum, une rencontre insolite, un savoir ancestral,  des envies de partage, des désirs généreux, des projets, des projets comme s'il en pleuvait !

 

La sirène Noëlle riait de bonheur et ses amis se réjouissaient de la voir si heureuse.

 

Non loin de là, le nénuphar dressé pour l'occasion de ses plus beaux apparats, offrait les honneurs de sa table à monsieur Crabe bleu et madame Crabe violoniste son épouse, madame Jacaré mère et monsieur le cavalier blanc. Tous quatre triomphaient d'être parvenus à leurs fins et d'ainsi gâter autrement petits et grands enfants.

 

 

 

                                                              ***

 

 

 

 

À mon fils Morgan qui m'a peint et offert ce tableau qui représente le lac  jacaré dont il m'a confié la légende et à son épouse Paty. Tous les deux vivent heureux tout près de ce lac brésilien. Je les embrasse et leur envoie la petite sirène Noëlle avec son équipage complet et surtout tous ses jolis cadeaux !

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Commentaires: 1
  • #1

    Zibelyne (lundi, 24 juin 2013 23:04)

    Les étoiles sont faites pour briller à jamais !

 

 

"L'étoile de tes yeux"

 

dont ma copine Tippi me fait la primeur après Stellaires !

 

Félicitations aux lauréats et au travail des Elenyens, et, place à l'écriture !

 

L'étoile de tes yeux

Elle ne l'a pas loupé. Son plan d'action a fonctionné aussi bien qu'elle l'avait imaginé. Plus de trente ans de réflexion, trente ans d'aigreur et de malheur, trente années d'obsession, de regrets ne laissaient place à aucun remords. La « pauvre Babette » a agi en pleine conscience et possession de ses moyens. Dire qu'elle se sent apaisée est inexact. On ne peut être apaisé au constat d'une vie gâchée – vengée peut-être – sans doute, sûrement ; c'est prématuré d'y songer. Tout dépend de la tournure des évènements.


Tellement lasse tout à coup, jugeant qu'elle a parcouru assez de chemin pour s'éloigner de la scène, elle s'allonge dans l'herbe fraîche. Elle admire ce ciel qu'elle a voulu si noir et, lentement, elle se plonge dans la torpeur de ses souvenirs.


Elle est adolescente et follement amoureuse. « Babette et Richard », ils sont le couple emblématique du collège. Les autres flirtent, s'acoquinent puis se séparent, mais, eux, tout le monde le sait, c'est pour la vie ! Ils partagent les cours et les intercours, on ne les imagine plus l'un sans l'autre. Richard joue de la guitare comme un dieu, Bertrand l'accompagne, et les groupies s'agglutinent. On ne perd pas de temps à la cantine, les tempos n'attendent pas. Tous assis par terre – chaque jour, une nouvelle ronde de spectateurs se forme. On chante Maxime Leforestier, Graeme Allwright, Moustaki, Neil Young, les Rollings Stones et, surtout le soir avant que chacun parte avec ses devoirs sur le dos, la chanson de Richard, auteur-compositeur, interprète de charme et de douceur. Il susurre, heureux, des mots inédits pour sa belle tout en caressant des accords voluptueux. Babette est émerveillée, ses amies la regardent avec envie, mais sans aucune jalousie.Les garçons sont babas devant ce « tout-en-un », ce poète guitariste romantique et si fun à la fois.Le groupe se disperse, les deux amoureux vont cueillir dans des recoins discrets ou alcôves improvisées les fruits de l'amour, un peu plus mûrs de semaine en semaine, jusqu'à devenir de jeunes amants ébahis de leurs avancées fantastiques. Richard, en bon explorateur, observe avec délice les étincelles qu'il fait jaillir du bout de ses doigts dans les yeux de sa petite amie. Nul besoin de partition pour jouer du plus bel instrument. Improviser en duo ses tout premiers émois revêt la couleur de tous les styles musicaux.


Peu de rendez-vous pendant les vacances scolaires, il n'est pas facile d'échapper à la vigilance des parents. Se rendre au marché voisin avec les copains et copines, qui verrait du mal à cela ? Babette n'est pas impulsive. Même si son cœur bat la chamade dès qu'elle l'aperçoit, elle avance lentement, se délectant de la rencontre de leurs regards. Richard est foudroyé par ce que ses yeux lui promettent. Baiser furtif, main dans la main, ils suivent la bande au milieu des badauds. Les filles s'attardent devant un étal de bijoux fantaisie. Les garçons parlent terrasse au soleil et boisson fraîche ! Richard garde la main de Babette bien blottie dans la sienne, palpitante rien qu'à l'idée de leur prochain câlin. Sans un mot, juste leurs yeux, la moiteur de leurs paumes, ils se confient mutuellement leur désir. Les breloques laissent Babette indifférente jusqu'à ce que Richard prélève délicatement une petite étoile dorée, en lui demandant si elle lui plaît. Bien sûr, quelle question, un cadeau, un tout premier cadeau de grande fille, quel bonheur ! Un petit billet à la marchande attendrie, et Richard avec tendresse et précaution ajuste le fermoir sur la nuque de sa douce aimée. Il est très fier, car, pour lui aussi, c'est son premier cadeau de jeune homme. Il sait pourquoi il a fait ce choix parmi toutes les figurines et il est très pressé de le lui murmurer dès qu'ils pourront s'enlacer. Richard a l'alexandrin facile et il connait le thème de sa prochaine composition. En rejoignant les autres à la table du café « Le petit coin », il griffonne sur son carnet les quelques vers qui sont venus à lui en parant Babette de cette belle étoile.


Bien vite, ils se désolidarisent du groupe pour s'isoler dans un petit sentier spécialement conçu pour les amoureux empressés. Un baiser langoureux les unit, les frissons qu'ils découvrent de jour en jour les parcourent de l'un à l'autre, leur donnant l'illusion de ne faire qu'un. Cette fois encore, les yeux de Babette, énamourée, brillent de mille feux.— Devine pourquoi j'ai voulu cette étoile pour toi.— Parce que tu m'aimes répond-elle dans un souffle.— Oui, parce que je t'aime, mais aussi parce que ce bijou symbolise tes yeux remplis d'étoiles quand tu me regardes. Ma prochaine chanson s'intitulera « L'étoile de tes yeux ». Je te la chanterai le jour de la rentrée !Comblée et radieuse, un coup d'oeil à sa montre, un dernier petit baiser, elle se dépêche d'attraper le premier bus pour rentrer à l'heure promise à la maison. À tout moment, elle caresse son étoile de l'amour, le sourire béat, l'oeil plus pétillant que jamais et des souvenirs aussi secrets que frissonnants.


Les cours reprennent, les habitudes aussi – les midis, les quatre-heures, les accords de guitare, les échanges fougueux, les devoirs chaque soir, entrecoupés de pensées vagabondes. Un ciel tout bleu d'une adolescence insouciante et baba cool, tantôt assise en tailleur, tantôt se roulant dans l'herbe folle – une année scolaire passe sans en avoir l'air.


Un été trop long, une rentrée lycéenne fort attendue, de nouveaux repères et toujours les rondes d'après les repas, parfois sur la pelouse, parfois sur le goudron gravillonné, les ados grandissent. Babette n'a d'yeux que pour son Richard – un Richard pourtant nettement moins chaleureux. Il gratte, chante et compose, mais de sa belle, est nettement moins épris. Hélas, elle ne sait pas le voir et, de son enthousiasme débordant, elle ne se départit pas. Elle ne sait rien de l'attitude à adopter et, au contraire, elle aime pour deux, dans le déni total de ce qui est en train de se démolir. Richard étouffe, il est exaspéré. Il n'ose rien dire, ni à Babette, ni à aucun de leurs amis communs qui se mirent dans leur couple comme dans une icône du rock. Ils n'ont pourtant rien de rock 'n' roll. Alors il écrit cru et sordide et Babette n'entend que ce qu'elle veut entendre. À bout de souffle, à bout de nerfs, à bout d'arguments, à bout d'allusions, à bout d'ignorance, il sait qu'il faut crever son cœur.


 Au moment où elle s'y attend le moins – si l'on peut dire – totalement baignée dans sa béatitude – naïve qu'elle est –, Babette reçoit le coup dont elle ne se relèvera pas.


Richard lui explique qu'il n'en peut plus de ce regard émerveillé. Il a désormais en horreur ces étoiles incandescentes tournées vers lui avec cette indécence de l'amour à toute épreuve. Il ne la supporte plus, elle, et ses étoiles. Qu'elle aille voir ailleurs, par pitié !


Inconsolable, elle devient la « pauvre Babette ». Personne ne la raille, tout le bahut est éberlué. Richard est bafoué par ses potes qui pourtant changent de nana comme de chemise, dit-on à l'époque. Oui, mais eux, c'est pas pareil : « Babette et Richard » quoi ! Babette fait grise mine, elle a « pris » toute la leçon, mais n'apprend plus les siennes. Elle déambule d'un coin secret à l'autre comme un pèlerin, trainant sa peine, la réduisant à un boulet pitoyable malgré son jeune âge. Richard, on lui pardonne, il est si lumineux, il joue toujours comme un dieu. Nourri des étoiles de Babette et de ses fans en folie, il compose, décompose à l'envi, il a tout l'avenir devant lui.


Il est beau et il a réussi : mariage, amis, enfants magnifiques, restaurateur trois étoiles ! La guitare au grenier et Babette oubliée, un Richard épanoui à qui tout a souri.


Pauvre Babette n'est sortie que par les petites portes. Ses larmes ne se sont jamais taries. Elle a été enceinte neuf mois, trois fois trois mois, d'enfants qu'elle a chipés à des pères inconnus. Trois embryons qui l'ont désertée. Aucune chance ne lui a été laissée. Elle est née sous une mauvaise étoile et la porte autour du cou pour ne pas l'oublier. Ses parents ont baissé les bras, ils veulent encore bien lui offrir des boîtes de mouchoirs, pour tranquillement filer le parfait amour en paix et en dépit de tout. Ses rares amis se découragent et s'extasient devant sa poisse légendaire. Elle est couronnée « pauvre Babette » et nul ne cherche à la détrôner. Bureaucrate sans aucune indulgence ni facilité de quoi que ce soit, elle hait l'administration et tous ses fonctionnaires. Si dépourvue d'amour, elle ne fut de compagnie pour aucun animal. L'aigreur coule dans ses veines.


Un matin d'août, elle lit dans son quotidien un article annonçant l'inauguration d'une guinguette baptisée « La nuit des étoiles ». Le restaurateur, un certain Richard, déclare avoir toujours été attiré par les étoiles et se sent honoré et heureux de parrainer cette association d'astronomie, du même nom. Un buffet gastronomique sera servi.


Pas de chance pour lui – un ravissement pour elle – en cette soirée ayant pour thème « l'étoile filante », les nuages épais et nombreux ont éteint le ciel. Pas une étoile à l'horizon ! La fête est finie, et bien évidemment, elle fut un succès, Monsieur ne connait pas l'échec. C'est l'oeil rieur et confiant qu'il s'aventure dans le parc, puis qu'il longe la berge. Babette ne perd pas de vue le point de braise rouge de sa cigarette. Il s'appuie sur un lampadaire du jardin. Elle s'avance. Il ne la reconnaît pas. Il se fait poignarder par surprise. La lame vengeresse pénètre sa chair au creux de son être, de son cœur, le lavant de son ingrate innocence, de l'inconscience de sa tendre jeunesse.


Au moment où il s'y attend le moins – si l'on peut dire, totalement baigné dans sa béatitude – naïf qu'il est – Richard reçoit le coup dont il ne se relèvera pas.


 Son ultime surprise grandit lorsqu'il reconnaît ce regard habité et stellaire, ainsi que le pendentif que Babette arrache violemment de son cou pour enrouler la chaine autour de ses doigts mourants puis refermer sa main sur l'étoile dorée.

Babette n'a aucun remords. Alanguie sur son tumulus douillet, elle rouvre lentement les yeux. Petit à petit, elle se sent apaisée. Une étoile lointaine l'a enfin protégée. Peut-être celle qu'on appelle l'étoile du berger – comble pour Babette – elle ne connait rien en astronomie ! Toujours est-il qu'au moment crucial, une heure plus tôt, tapie derrière le vieil arbre, guettant sa proie, à l'instant où elle armait son bras, prête à bondir, elle l'a vue. Elle est apparue en une fraction de seconde, bien réelle, étincelante... juste à la bonne seconde. Victoire, enfin ! L'étoile du berger l'a guidée, empêchant la brebis Babette de s'égarer ! La lumière s'est faite sur sa démence, tel un électrochoc. Son plan était infaillible, son crime est parfait. Parfait et à jamais impuni, car, tout simplement non commis.La scène qu'elle a promptement désertée est celle de sa rancoeur assassinée. C'est « la pauvre Babette » qu'elle a poignardée, donnant ainsi naissance à une femme à qui tout sera désormais permis. 


Son collier n'est donc pas arraché ; Richard est propulsé dans sa vie bien rangée ; Babette délivrée de sa haine maladive, embrasse celle qui est devenue sa bonne étoile, son berger. Elle envoie son baiser vers l'étincelante qui a su traverser les épais cumulus pour la sauver.Tant d'années gaspillées par une phrase malheureuse. Du haut de ses quarante-cinq ans Babette se fait serment de ne plus jamais laisser mourir les étoiles de son regard.Elle regagne paisiblement son chez-elle en fredonnant un couplet d'une chanson de l'époque, « Chez moi » de Serge Lama : 

 

Viens, j'ai peur que ton cœur prenne froid

J'ai peur qu'un jeune maladroitTe fasse mal sans le vouloir vraiment

Oh oui, méfie-toi des jeunes amants

Qui ont le cœur coupant comme un diamant.

Tippi Rod